L'universitaire, le professeur
Lorsque, en 1970, à l’issue du concours d’agrégation d’histoire du Droit et de Droit Romain, Georges Frêche choisit son poste à la Faculté de Droit de l’Université de Montpellier, nul, ici, ne pressent le chemin que ce jeune professeur allait parcourir.
Très vite, on sut que Georges Frêche exerçait un ascendant certain sur les auditoires étudiants avec lesquels le contact s’avéra tout à la fois familier et empreint de l’autorité naturelle qui émanait de sa personne. Il est vrai que son enseignement, ne pouvait que laisser transparaître un soubassement considérable de connaissances et de culture, bien au-delà des cadres imposés par les programmes. Et, de fait, combien de nouveaux agrégés pouvaient offrir un tel bagage ?
Georges Frêche nous arrivait avec tout à la fois un fort passé intellectuel (plus de 24 travaux publiés), et l’expérience d’une vie engagée: binôme qui le caractérisera jusqu’à la fin. Son passage par H.E.C., suivi d’une plongée passionnée dans l’étude de l’histoire des faits économiques, se conjuguaient avec la fougue des engagements politiques extrémistes, dont il sourira lui-même à un âge plus mûr, mais qui lui donnèrent cet indispensable bagage qu’est l’expérience du vécu si l’on veut enseigner vraiment à des plus jeunes…
Son premier apport à la connaissance de l’histoire fut indéniablement son énorme étude sur
“ Toulouse et la Région Midi-Pyrénées au siècle des lumières (1670-1789). ”
Appuyé sur des sources considérables, Georges Frêche, déjà, utilisait le passé pour comprendre le présent, voire imaginer le futur. Ainsi au cours de cet ouvrage conséquent nous donnait-il de façon particulièrement indiscutable tous les éléments qui nous permettent de cerner les subdivisions naturelles de l’immense province du Languedoc de jadis, les forces et les faiblesses du Haut et du Bas Languedoc.
Toute sa politique de président de Région sera dictée par cette vision si bien fondée. D’ailleurs, son ouvrage fut couronné par l’Académie Française.
Signalons ici sa rencontre intellectuelle avec le géographe Raymond Dugrand dont il avoue alors admirer les travaux sur les villes et les campagnes du Bas-Languedoc (aujourd’hui le Languedoc-Roussillon) qu’il juge particulièrement pertinents et en harmonie avec ses propres recherches. Là encore on peut percevoir l’unité qu’il vivait entre recherche historique et expérience de l’action, lorsqu’on sait combien l’engagement conjoint de ces deux hommes fit renaître Montpellier…
Notons encore le recul que savait prendre Georges Frêche sur les travers de certaines écoles d’historiens et sur ce qu’il désigne comme “ l’impérialisme dédaigneux maladie infantile des jeunes sciences humaines.”
L’homme politique Frêche ne tombera pas davantage dans l’action sectaire ou purement idéologique. Encore un fruit de l’expérience..
Mais de ses engagements “ de jeunesse ”, il gardera toujours, un goût, une émotion, pour la lutte pour la liberté de pensée, quitte à apparaître, pour certains, quelque peu paradoxal.
Ses travaux sur le bourg protestant de Puylaurens, son village natal et où il repose aujourd’hui, lui permettent d’affirmer la filiation entre les cathares, les calvinistes, les jacobins, les républicains..
“ Puylaurens a toujours été, au cours des siècles, à la marge de l’orthodoxie ” écrit-il triomphalement..
Et dire qu’il sait admirer l’œuvre du chancelier d’Aguesseau ou la sage administration des Etats de Languedoc !
Tout cela, il se fit une immense joie de le partager avec ses auditoires préférés, ceux de la “ Fac. ”
Car Georges Frêche souhaitait ardemment partager, transmettre, exprimer, faire comprendre.
Les cours étaient enflammés, ponctués d’exemples et de considérations sur les temps contemporains. Des débats suivaient souvent au cours desquels l’homme politique savait, et même brûlait de se confier à la jeunesse. Il en escomptait de la part des étudiants, une compréhension et une amitié dont il avait besoin pour poursuivre sa propre construction.
C’est ce que l’on appelle le dialogue au sens le plus vrai de ce terme.
Sans doute a-t-il été parfois déçu sur ce point.. Mais néanmoins il a souvent recruté parmi ses anciens étudiants des collaborateurs comme fonctionnaires de confiance à la Ville ou à la Région. On comprend mieux ainsi sa sévérité à l’heure des examens. Il devenait alors un peu le père sévère, véritablement indigné devant l’ignorance ou la paresse. L’étudiant pris en faute entendait au moment de l’épreuve des admonestations très “ vieille France ” sur le respect dû aux études et aux familles qui aidaient des enfants peu travailleurs.
Chaque fin d’ année universitaire, à l’heure de la répartition des cours, il veillait avec soin à se voir attribuer les enseignements qui le passionnaient le plus : histoire économique, histoire de la pensée politique.
Et puis, vint l’heure de la dernière année de cours et de la dernière répartition, fin juin 2006. Son ultime participation à la Commission d’Histoire du Droit fut empreinte de gravité.
Ses adieux aux étudiants eurent lieu dans le même amphi, bien que restauré, que celui de son premier cours. Revêtu de la toge rouge, héritée du professeur Antonelli, il s’exprima une dernière fois devant “ les jeunes ” :
“ Pendant tant d’années, parce que j’avais des jeunes en face de moi, j’ai pensé que j’étais jeune ,” dit-il avec une émotion non dissimulée et partagée de façon poignante par l’amphi archicomble.
Cet aveu révélait parfaitement l’osmose qui s’était établie entre le maître et les étudiants. Qui plus est, Georges Frêche, à cet instant des adieux, en vint même à confier à son auditoire ses interrogations toutes personnelles en matière de foi…
Mais cette passion professorale de Georges Frêche, si elle était, bien évidemment vécue au plus profond niveau avec ses étudiants, fut celle qui le rendit le plus populaire parmi les citoyens de la Ville de Montpellier et de toute la région dont il fut le président.
Il n’est pas besoin d’être un fin analyste de science politique pour discerner à quel point Georges Frêche avait la passion de faire partager ce qu’il concevait dans son action politique. Toute cette action politique fut ponctuée de ses discours chargés de références à l’histoire comme point d’appui du présent et de l’avenir. C’est ce qui assurément a forgé le lien entre Georges Frêche et les citoyens de cette région qui ont bien perçu l’enracinement de celui qui leur rappelait une bonne part de leur identité, même s’il rencontra quelques résistances.
Georges Frêche, bien incarné, à la voix sonore, n’est plus, mais la perspective ouverte par lui ne saurait s’éteindre dans l’oubli. Il faut continuer le chemin au niveau dont il a témoigné.
L’enseignement peut survivre à la personne de l’enseignant ; pour cela, il faudra en dégager les principes et les adapter au futur qui vient.
Heureuse Région qui saurait s’engager sur une telle voie…